TROISIÈME PARTIE

 

13

 

Un soir de printemps, cinq ans après le couronnement d’Hatchepsout, Touthmôsis s’endormit pour ne plus se réveiller. La fête de Min battait son plein. Amon avait quitté son temple pour se rendre à Louxor où il était devenu le dieu mangeur de laitue. Thèbes connaissait alors cette agitation incessante qui naît de l’ivresse et de la licence, et le palais se trouvait vidé de ses occupants.

Inéni découvrit le vieux roi allongé sur ses coussins, les yeux clos et la bouche entrouverte. Le rictus de la mort découvrait ses dents saillantes. Il contempla un instant l’homme qui avait tant compté pour lui, puis, après avoir fait mander d’urgence le médecin royal et les prêtres de Sem, il se rendit dans les appartements d’Hatchepsout. Pour entrer, il lui fallut s’emporter contre le garde qui finit par lui laisser franchir le seuil sans avoir pu l’annoncer. Il la trouva occupée à se parer pour les rites de la nuit, prête à se rendre en litière à Louxor. Les bracelets cliquetant, le regard enflammé, la reine s’avança vers lui.

— Inéni, avez-vous perdu l’esprit ? Je suis fort pressée, comme vous le voyez. Je devrais vous faire arrêter.

Des signes d’épuisement se dessinaient sur son visage, après tant de longues nuits passées à danser. Elle tripotait nerveusement sa couronne en forme de cobra en attendant que ses esclaves viennent la coiffer.

Inéni salua profondément, mais ne trouva rien à dire. Le pied royal martelait le sol.

— Parlez, mais parlez donc ! Qu’y a-t-il ? Vous êtes malade ?

Il finit par ouvrir la bouche, effrayé par les mots qu’il allait devoir prononcer. Elle devina, à son visage, qu’il était porteur de mauvaises nouvelles.

— Mon père ? Il est souffrant ?

Inéni acquiesça d’un signe de tête.

— Le roi est mort, Majesté. Il est passé dans la Salle du Jugement pendant son sommeil. J’ai fait appeler les prêtres et le grand médecin. Vous devriez peut-être envoyer un message à son fils.

Elle le fixa longuement du regard, puis se tourna brusquement pour déposer la petite couronne sur sa couche.

Il lui offrit une coupe de vin qu’elle refusa. Il demeura immobile, désarmé, sans savoir que faire. Elle releva la tête.

— Je sais combien il fut difficile pour vous, noble seigneur, de venir m’apprendre cette nouvelle, dit-elle avec douceur ; allez quérir mon héraut et mandez-le à Louxor. Le dieu doit rentrer et les festivités cesser. Oh mon père ! gémit-elle soudain, pourquoi m’as-tu quittée si tôt ? Nous avions encore tant à faire ensemble, toi et moi !

En sortant, Inéni envoya chercher Senmout ; il savait d’instinct qu’il pouvait lui apporter le réconfort dont elle avait besoin. Il savait que d’un jour à l’autre, l’Égypte allait connaître une atmosphère d’incertitude. Il pensait aussi au jeune Touthmôsis, sans doute dans les bras de quelque prêtresse au temple de Louxor, et il sentit sa gorge se serrer.

Senmout accourut aussi vite que le vent. La nouvelle lui parvint au moment où, en compagnie de Bénya et de Menkh, il quittait une taverne aux environs de Louxor. Il avait l’intention de regarder le spectacle des danseurs dans le jardin du temple avant de retourner auprès de Ta-kha’et. Mais lorsqu’il eut compris le message chuchoté par le héraut essoufflé et tout en émoi, il se précipita au-dehors et couvrit au pas de course la distance qui le séparait de Thèbes. La soirée était fraîche, calme et douce. Les eaux du Nil, le long de la route, coulaient sombres et silencieuses. Il courait sans relâche, maudissant son char resté aux écuries, maudissant son bateau qui se balançait au mouillage, maudissant les porteurs qui l’avaient laissé seul à la fête. Arrivé au jardin privé de la reine, il fit une courte pause pour retrouver le souffle, puis, adressant un signe au garde, il franchit le seuil des appartements royaux.

Debout au milieu de la pièce, Hatchepsout, désemparée, se tordait les mains. Elle le reconnut et, avec un cri, alla se blottir contre lui. D’un geste naturel, il la prit dans ses bras et, sur un ton sec, pria les esclaves de sortir. Une fois la porte refermée, il la fit asseoir sur son lit et caressa sa chevelure brune.

— Je suis désolé, profondément désolé, Majesté, lui dit-il avec douceur, tandis qu’elle s’abandonnait à ses larmes.

Il ne s’était jamais senti aussi désemparé. Il prit le parti d’aller chercher un linge sur sa table de toilette qu’il imbiba de vin et lui passa sur le visage. Les yeux de la reine étaient cernés d’ombres noires et ses paupières gonflées. Les larmes avaient fait couler le khôl sur ses joues et jusque dans son cou. Il l’essuya avec délicatesse, puis, l’entourant à nouveau de son bras, il lui présenta la coupe. Elle but lentement en laissant échapper quelques sanglots, puis ferma les yeux et posa la tête sur son épaule.

— Je ne puis sortir d’ici, dit-elle.

— Il le faut, répliqua-t-il. Il y a fort à faire et une reine ne peut se permettre de pleurer dans la solitude de sa chambre.

— Non ! dit-elle. C’était mon père, mon père ! Ô puissant père, où es-tu à présent ? La lumière de l’Égypte s’est éteinte.

— La lumière de l’Égypte, c’est vous, dit-il d’un ton rude. Vous êtes la reine. Sachez résister à votre douleur et montrer à vos sujets dans quel métal vous avez été coulée.

Elle secoua la tête en pleurant à nouveau.

— Je ne peux pas, répéta-t-elle dans un cri du cœur, le cri d’une femme abandonnée, puis d’un pas hésitant, elle s’approcha de sa table.

— Voici mes sceaux. Prenez-les, Senmout. Je ne quitterai cette chambre que pour aller accompagner mon père jusqu’à sa tombe dans la vallée. Veuillez vous charger de la conduite des affaires à la Salle des Audiences.

Senmout sentait croître l’angoisse d’Hatchepsout. Cet effondrement ne lui ressemblait pas. Il pensa au jeune Touthmôsis qui devait déjà attendre dehors, et la força à redresser la tête.

— Écoutez-moi, dit-il, en criant presque, écoutez-moi bien. Vous n’êtes pas une simple paysanne en train de gémir, tapie dans l’obscurité de sa masure. Votre père vous a-t-il élevée à la position où vous êtes pour que dans un moment de faiblesse vous alliez détruire toute son œuvre ? Voulez-vous que vos ennemis puissent dire : « Regardez, la reine d’Égypte se brise, elle est aussi frêle que nous le pensions. » Soyez reconnaissante envers votre père qui vous a offert le monde ! Sachez faire front. Songez que le grand prêtre et vos gouverneurs vous attendent, ainsi que Touthmôsis votre frère. Allez-vous leur infliger le spectacle d’une femme défaillante ?

Elle se dégagea de son emprise et lui répondit, en se redressant de tout son haut :

— Comment osez-vous me parler ainsi ! Je vous ferai enchaîner dans mes prisons et j’irai moi-même vous donner le fouet.

Des éclairs froids jaillissaient de ses yeux. Il la fixa d’un regard qui ne défaillait pas. Soudain, elle baissa le sien et alla s’asseoir devant son miroir.

— C’est vous qui avez raison, ajouta-t-elle. Je vous pardonne ce que vous venez de dire. Ouvrez les portes, Senmout, et faites entrer mon esclave. Dès que je serai prête, j’irai m’adresser aux autres.

— C’était un grand dieu, un grand pharaon, répondit Senmout avec calme. Il demeurera dans la mémoire de l’Égypte aussi longtemps que Râ le conduira dans la Barque Sacrée.

— C’est vrai, dit-elle, avec un pâle sourire. Je ne ternirai pas l’amour que nous nous portions. Il était mon père, mon protecteur, mon ami. J’agirai comme il l’aurait souhaité. L’Égypte m’appartient.

Senmout ouvrit la porte pour faire entrer Nofret, et la referma aussitôt au nez des dignitaires qui se pressaient sur le seuil. Il alla s’asseoir sur la couche d’Hatchepsout afin de s’assurer qu’elle était bien en train de se ressaisir. Lorsqu’il la vit assujettir la couronne sur sa tête, il sut qu’il pouvait alors la quitter.

C’était lui qui, à présent, chancelait de lassitude le long des couloirs qui conduisaient à ses appartements. Ta-kha’et s’était assoupie sur sa natte, le chat blotti contre elle, et il ne les réveilla pas. Il se dévêtit et se lava rapidement, mais avant de s’abandonner au sommeil, il fit porter à Hapousenb ce message bref et précis : « Venez vite, votre présence est nécessaire. »

Pendant les soixante-dix jours du deuil, Hatchepsout se montra sans défaillance. Elle administrait les affaires courantes du gouvernement avec froideur, en dissimulant l’intensité de sa peine. Les prêtres, qui étaient allés apprécier la hauteur du fleuve, rapportèrent que la crue atteignait une amplitude sans précédent. Ils lui conseillèrent d’augmenter tous les impôts, mais elle ne les écouta que d’une oreille et commanda à ses percepteurs de diminuer au contraire toutes les redevances pendant une année pour honorer la mémoire de Touthmôsis. Elle reçut la visite du vice-roi de Nubie et d’Éthiopie, Inebni le Juste, qui lui apprit que les mines d’or se révélaient très productives. Il lui conseilla même la prospection d’autres minerais aurifères, mais elle le renvoya à Senmout, qu’elle pria de se pencher sur ces questions. Comment pourrait-elle s’intéresser à trouver l’or nécessaire à son monument funéraire, à présent que son père n’était plus là pour lui donner son assentiment ?

Elle ne pouvait confier son chagrin qu’à Senmout et ne s’en privait pas, mais jamais elle n’encouragea de relations trop intimes. Elle se retranchait dans sa royale solitude, telle une étoile lointaine scintillant dans la nuit.

Le jour des funérailles, elle se rendit dans la nécropole aux côtés du jeune Touthmôsis. Dans un ultime geste de désespoir, Hatchepsout se jeta sur le cercueil, éparpillant les fleurs qu’elle venait de déposer. Lors des funérailles de sa mère, la chaleur de la main de son père dans la sienne lui avait apporté paix et réconfort. Mais à présent, dans l’obscurité de cette tombe entourée d’objets qui tous lui rappelaient des jours heureux, elle ne put retenir ses larmes. Touthmôsis, lui aussi, se sentait malgré lui gagné par l’émotion. D’un geste maladroit, il l’aida à se relever, et loin de le repousser, elle s’appuya sur son bras. Mais lorsqu’ils retrouvèrent la lumière du jour, elle se dégagea et s’éloigna sans un mot.

Au palais, aucune collation réconfortante ne l’attendait, aucun repas à partager avec un père qui savait d’un mot, d’une plaisanterie adoucir dans le cœur d’une petite fille la peine et le poids d’une mort. Elle gagna sa chambre silencieuse et s’y enferma.

Dans la nuit, Senmout fut éveillé par un messager venu du Nord. L’homme, les traits tirés, les vêtements fripés, arriva épuisé. Senmout passa son pagne et, en donnant de la lumière dans la pièce, il constata qu’on ne lui apportait ni rouleau ni lettre.

— Il y a du pain et du vin sur la table, dit-il. Restaurez-vous, avant de me transmettre votre message.

L’homme déclina l’offre.

— J’arrive du delta, dit-il d’une voix altérée par la fatigue. Le message est court. Voilà trois semaines que Ménéna a quitté sa propriété et, en ce moment même, il se trouve dans les appartements de Touthmôsis le Jeune. C’est tout.

— C’est plus que suffisant. Vous êtes sûr que Ménéna est bien dans le palais ?

— Je l’ai vu de mes propres yeux, répondit le messager.

— Allez immédiatement chez le vizir Hapousenb. Il doit être en train de dormir dans sa maison au bord du fleuve. Emmenez mes gardes et ceci avec vous. (Il prit un sceau dans son coffre d’ivoire.) Dites-lui de venir sans tarder chez la reine. Nous nous retrouverons dans le jardin, à l’entrée de ses appartements.

Ta-kha’et, éveillée à présent, tendait attentivement l’oreille. Senmout l’appela :

— Hé ! Petite fille, apporte-moi un manteau et mes sandales.

Ta-kha’et posa une main timide sur le bras de Senmout.

— Qu’y a-t-il, Maître ? sommes-nous en danger ?

Il posa ses lèvres sur les yeux encore gonflés de sommeil, mais ses pensées l’entraînaient ailleurs. Il était à la fois trop tard et trop tôt, se disait-il. Trop tard pour que la reine puisse encore échapper à l’inévitable, et beaucoup, beaucoup trop tôt pour réunir un gouvernement qui la nommerait pharaon. C’était un terrible coup du sort.

— Retourne te coucher et dors tranquille. N’aie pas peur. Je ne rentrerai pas de la nuit, mais tu ne risques rien.

Ta-kha’et retourna docilement à sa couche et le chat bondit aussitôt à côté d’elle.

 

Senmout allait et venait fiévreusement en attendant Hapousenb. La nuit était belle, éclairée par la pleine lune, mais pour une fois les yeux de Senmout ne la voyaient pas. Les oiseaux gazouillaient dans les arbres et un petit poisson sautait et plongeait dans le bassin. Enfin, une ombre dense s’anima au milieu des arbres. C’était Hapousenb qui approchait silencieusement. Senmout le mit rapidement au courant. Hapousenb écouta la nouvelle en silence, sans manifester une surprise excessive. Il dit enfin, en haussant les épaules :

— Il n’y a rien à faire pour l’instant. Je ne pense pas que Touthmôsis nourrisse de très hautes ambitions. Il désire simplement se rattraper des années passées sous l’œil critique de son père et je pense qu’il se satisfera du titre de pharaon dans la mesure où il n’aura pas à fournir trop d’efforts. L’Égypte n’en souffrira pas. Après tout, c’est un jeune homme plutôt aimable.

Hapousenb eut un léger sourire qui découvrit ses dents éclatantes. Il entoura les épaules de Senmout.

— Certes, c’est un esprit masculin qui habite le corps ravissant de la reine, et elle ne tolère de personne la moindre faiblesse. Mais Touthmôsis est son frère, et elle éprouve une certaine affection pour lui. Néanmoins, cette fade union l’irritera.

Ils quittèrent le jardin et se présentèrent à la porte de la reine où ils reçurent l’autorisation de pénétrer. Ils s’inclinèrent devant Hatchepsout qui se tenait assise près de son lit, Nofret à ses côtés. Elle portait un voile d’une grande finesse et ses cheveux tombaient librement sur ses épaules.

— L’heure doit être grave, dit-elle, pour que mes deux amis osent venir troubler le sommeil de leur reine. Parlez, je suis prête à vous écouter.

Elle croisa les mains.

— Touthmôsis a rappelé Ménéna, dit Senmout. En ce moment même, ils sont ensemble dans les appartements du prince.

Elle hocha la tête :

— Et alors ?

Il la regarda, l’air incrédule :

— Majesté, vous le saviez ?

— Je m’en doutais. Mes espions ne sont pas moins bien renseignés que les vôtres. Et quelles sont vos conclusions ?

Senmout et Hapousenb échangèrent un regard, et Senmout prit la parole.

— Je pense que Touthmôsis convoite le titre de pharaon et qu’il a rappelé Ménéna de son exil afin d’obtenir son soutien. Je pense que les prêtres seront de son côté. Vous n’avez pas gouverné le pays assez longtemps, Majesté, pour entraîner l’adhésion du peuple.

— Hapousenb, et l’armée ?

— Majesté, si vous utilisez cet atout, vous mettrez l’Égypte à feu et à sang. Les généraux ont une prédilection pour Touthmôsis du fait qu’il est un homme. Certes, la troupe vous aime pour votre adresse à manier l’arc et à conduire les chars, mais le peuple aussi préfère Touthmôsis. Il honore en vous la fille du dieu et la puissante reine, mais c’est un homme qu’ils veulent sur le trône d’Horus.

— Fort bien, dit-elle, vous avez dit la vérité.

Elle demeura silencieuse pendant un si long moment que les deux hommes se demandèrent si elle n’avait pas oublié leur présence, mais elle se leva finalement et appela :

— Nofret, sors ma robe royale, celle que je portais lors de mon couronnement, et aussi ma perruque aux cent tresses d’or. Sors mon coffre à bijoux, et brise le sceau du pot d’albâtre contenant le khôl dont Inéni m’a fait présent. La peste soit de Touthmôsis et de son effronterie, ajouta-t-elle d’un air dédaigneux. C’est bon, je dois me soumettre, mais jamais il ne gouvernera, et personne n’aura moins de pouvoir que lui dans tout le pays. (Elle pâlissait de colère.) Mon père m’avait pourtant bien mise en garde. Ma mère n’avait cessé de conjurer Isis de me protéger. Mais je n’ai besoin de personne. Je suis le dieu et Touthmôsis apprendra qui est l’Égypte.

Senmout et Hapousenb s’inclinèrent et firent mine de sortir, mais elle leur ordonna de rester.

— Pourquoi partiriez-vous ? demanda-t-elle. N’êtes-vous pas, très chers, les conseillers de la reine ? Restez et voyons un peu ce que dira le traître Ménéna.

Elle ôta son vêtement et pénétra dans la salle de bains. Ils l’entendirent ordonner qu’on apporte sur-le-champ de la lumière, de la nourriture, des fleurs et le meilleur vin. Les esclaves, qui se reposaient dans la petite antichambre, s’empressèrent, et en un instant les lampes furent placées et allumées.

Hatchepsout s’apprêta en moins d’une heure ; elle s’assit sur son siège en roseau, plaqué d’or, devant une table chargée de nourriture et de fleurs. Elle plaça les deux hommes à ses côtés.

— Ne dites rien et surtout ne vous levez ni ne vous inclinez lorsque mon frère entrera. Sa qualité de prince n’en fait pas moins l’un de mes sujets. Versez le vin, Hapousenb, mais nous ne boirons pas pour le moment. Attendons-les patiemment. Nofret, fais entrer le chef des hérauts et mes serviteurs. Appelle le porteur de l’Éventail royal et le garde du Sceau. Mettez en faction deux soldats de l’escorte de Sa Majesté, de chaque côté de la porte. Car c’est à une reine qu’ils auront affaire.

Ils n’eurent pas longtemps à attendre. Peu après, un bruit de pas retentit dans le couloir et l’on frappa à la porte. Hapousenb fit signe aux soldats qui ouvrirent en barrant le passage de leurs lances croisées. Saisis d’étonnement, le grand prêtre et Touthmôsis regardèrent, effarés, la pièce resplendissante de lumière et ses occupants silencieux.

— Qui demande audience à la reine ? interrogea à voix haute l’un des soldats.

Touthmôsis dut énoncer devant tous son nom et ses titres. Sur un signe d’Hapousenb, les soldats relevèrent leurs lances. Ménéna, Touthmôsis et trois prêtres qui les accompagnaient franchirent le seuil et se trouvèrent tout décontenancés, face à un souverain et à ses conseillers. Ménéna et les prêtres saluèrent respectueusement. Touthmôsis, le visage empourpré par la gêne, s’inclina de mauvaise grâce. Hatchepsout laissa la suite de son frère inconfortablement prosternée sur le sol et ne s’adressa qu’à lui.

— Soyez le bienvenu, Touthmôsis, mais votre présence à une heure aussi tardive est pour le moins étrange, et plus étrange encore la compagnie dans laquelle vous vous trouvez. Depuis quand un prince d’Égypte fraye-t-il avec un condamné au bannissement ?

Le ton frisait le sarcasme. Ménéna ne broncha pas. Son corps se tassa peut-être un peu, les rides de son visage s’accentuèrent, mais son regard ne perdit rien de sa vivacité. Touthmôsis semblait, quant à lui, en proie à un vif malaise. Debout, les mains dans le dos, il se tenait devant Hatchepsout tel un mauvais élève pris en faute.

— Je ne suis pas venu pour faire l’objet de vos moqueries, Hatchepsout, dit-il soudain. Père n’est plus et vous savez aussi bien que moi que le bannissement de Ménéna était un simple caprice. Pourquoi ne reviendrait-il pas à Thèbes alors que je l’en ai prié ?

— De sa vie, notre père ne fit jamais rien par caprice, répondit-elle avec fermeté. De plus, il appartient aux prérogatives de la reine, et non à celles du prince, de gracier un exilé.

Les mets fumaient sur la table, le vin était servi dans les coupes d’argent, mais personne ne bougeait. Tous sentaient la puissance qui habitait Hatchepsout, l’énergie que dégageait sa volonté presque surhumaine, mais aussi la détermination obstinée de Touthmôsis assisté par le grand prêtre. Tous attendaient, en retenant leur souffle.

— Une reine sans roi peut s’arroger de telles prérogatives, répondit-il enfin, mais j’ai décidé, sœur, de vous soulager du poids de ce fardeau, et je suis désireux de prendre immédiatement ma place légitime en tant que pharaon d’Égypte.

Personne ne fit un mouvement, mais on sentit que l’assemblée se détendait. Hatchepsout sourit à son frère qui la questionna, les bras croisés, fermement planté sur ses pieds.

— Eh bien, qu’avez-vous à dire ?

— Je sais parfaitement la raison de votre présence ici, lui répondit-elle, et j’attendais votre venue. Oh ! Touthmôsis, cessez donc votre petit jeu. Vous, Ménéna, levez-vous, ainsi que votre escorte. Je ne vous porte pas dans mon cœur et je ne vous ai jamais aimé ; mais il semble à présent que je doive faire abstraction de mes sentiments.

Le grand prêtre se leva, le visage empourpré mais serein et s’inclina sans mot dire, Hatchepsout ajouta avec un geste :

— Asseyez-vous tous, nous allons boire, manger et discuter de cette affaire comme il convient à notre rang. Mes conseillers sont autorisés à donner leur avis. Quant à vous, Ménéna, je souhaite ne pas entendre le son de votre voix.

Ils s’installèrent sur les coussins et Nofret commença le service. Hatchepsout leva sa coupe :

— Buvons, à présent, mes amis, dit-elle à l’intention d’Hapousenb et de Senmout, en leur adressant un sourire. (Elle vida sa coupe et la reposa d’un geste brusque sur la table.) Ainsi, Touthmôsis, si j’ai bien compris, vous désirez devenir pharaon. C’est bien cela ?

— Ce n’est pas une question de désir, répondit-il sur un ton irrité, c’est la loi. Une femme ne peut accéder au trône de l’Égypte.

— Ah oui ! Et au nom de quelle loi ? La loi n’est-elle pas faite par celle qui gouverne ? La protégée de Maât, l’incarnation de Maât en personne ?

— Par celui qui gouverne, corrigea-t-il aussitôt. Notre père était Maât lui aussi, et pourtant il gouvernait selon les lois des pharaons. Il a fait de vous une puissante reine ; mais il n’était pas en son pouvoir de faire de vous un homme.

— Mon père est Amon, roi de tous les dieux. C’est lui qui m’a engendrée et qui a préparé pour moi le trône d’Égypte. Il me l’avait réservé dès avant que je naisse de la douce Ahmès. Il me l’a confirmé d’un signe le jour de mon couronnement.

— Et pourquoi donc ne vous a-t-il pas faite homme ?

— Mon kâ est celui d’un homme, et s’il m’a faite femme, c’est parce que le puissant Amon voulait un pharaon plus beau que tous les êtres.

— Vous ne pouvez changer la loi, répéta-t-il avec humeur, le peuple n’acceptera pas un Horus femelle. C’est un homme qu’il veut pour le gouverner, pour offrir les sacrifices en son nom, pour mener l’armée à la bataille. Êtes-vous capable de faire ces choses-là ?

— Bien sûr, j’en suis capable. En tant que reine je suis femme, mais en tant que pharaon, je gouvernerai comme un homme.

— Vous jetez la confusion dans le débat avec vos arguments insensés. Le fait est que, par droit de naissance, je puis prétendre au trône d’Horus, et je l’exige. En outre, Hatchepsout, si vous gouvernez, qui sera votre époux ? Quel titre portera-t-il ? Époux divin ? Grande Femme Royale de l’Horus femelle ? Et si vous n’en prenez pas, l’Égypte devra-t-elle aller chercher hors de ses frontières un quelconque fils de roi à mettre sur son trône ? C’est bien ce que vous voulez ?

Hatchepsout baissa la tête, Senmout et Hapousenb échangèrent un regard. Toutes ces considérations leur avaient échappé, et ils comprirent que la reine était vaincue depuis le début. L’amour qu’elle vouait à son pays ne lui permettrait pas d’envisager la présence d’un étranger sur le trône d’Horus. Après un long silence, Hatchepsout interrogea Touthmôsis :

— Cherchez-vous le bien de l’Égypte ou est-ce le prestige de la double couronne sur votre tête qui vous attire ? Pour moi, l’Égypte est ma vie, et ma vocation est de la servir. Vos paroles sont vraies, mais elles n’émanent pas d’un cœur désintéressé.

— Vous êtes injuste, protesta-t-il. Assurément, j’aime l’Égypte et c’est en raison de cet amour que je désire vous épouser et accéder au trône sacré.

— Est-ce bien vrai ? murmura-t-elle, en se rapprochant de lui et en plongeant son regard dans ses yeux. Est-ce bien vrai ? Comme c’est noble, comme c’est aimable de votre part, cher frère.

— Nous ne nous sommes jamais compris, dit-il en baissant les paupières, mais peut-être serons-nous capables d’œuvrer ensemble pour une cause commune. Convenez-en, Hatchepsout, c’est moi que l’Égypte attend.

— N’a-t-elle pas besoin de moi aussi ? lui rétorqua-t-elle avec un sifflement. Où étiez-vous tandis que, levée dès l’aube, jour après jour, je présidais aux affaires du royaume ? Où étiez-vous pendant ces nuits où je demeurais éveillée avec le poids du gouvernement en guise de couverture et la dure nécessité pour oreiller ?

Elle serrait les accoudoirs de son siège, comme si elle luttait pour conserver son calme et elle s’absorba un instant dans ses pensées.

— C’est sans importance, reprit-elle. Je vais vous proposer un marché, Touthmôsis. Nous devons nous y résoudre puisque nous savons à présent qu’aucun de nous deux n’est aussi fort qu’il le croyait. J’œuvrerai avec vous et, en public, je paraîtrai derrière vous. Je vous assisterai au temple et je partagerai avec vous ma couche royale, afin de donner un héritier à l’Égypte. Ainsi le peuple sera satisfait. Mais vous me laisserez dans sa totalité le soin du gouvernement.

Ménéna laissa échapper une exclamation étouffée. Elle se tourna brusquement vers lui.

— Pas un mot, vous qui avez trahi la confiance du dieu, ou je vous arrache sur le champ l’insigne de votre rang pour le fouler sous mon talon.

Elle s’adressa de nouveau à Touthmôsis et lui dit sur un ton radouci :

— C’est la seule façon de préserver l’Égypte. Vous admettez que vous ne connaissez rien aux affaires du gouvernement. Or, je suis entourée de serviteurs loyaux prêts à me conseiller en toute occasion. N’est-ce pas la vérité ?

Abasourdi, Touthmôsis dévisageait Hatchepsout souriante. Il s’était attendu à une déclaration de guerre, à une violente explosion de rage faute d’avoir mesuré la profondeur de l’amour qu’elle vouait à son pays.

— Je serai donc pharaon ? demanda-t-il.

— Bien sûr, répondit-elle. Nous n’avons pas le choix. De toute façon, le peuple et les généraux me l’auraient demandé avant longtemps. Nous irons au temple, et je vous donnerai de mon sang pour que vous puissiez déposer sur votre tête la double couronne. Mais n’oubliez jamais, Touthmôsis, que je l’ai portée avant vous.

Piqué au vif par cette humiliation gratuite, il répondit avec emportement :

— Comment pourrais-je l’oublier ? Vous croyez sans doute que je ne ferai pas un bon pharaon ? Mais gardez présent à l’esprit que votre père est aussi le mien et que nous sommes, l’un et l’autre, du même sang royal !

— L’humour vous a toujours fait défaut, Touthmôsis, lui lança-t-elle. Allons, mangeons et buvons avant d’aller dormir. Demain matin, les hérauts annonceront la nouvelle et nous célébrerons notre mariage. Quant à vous, ajouta-t-elle en se tournant vers Ménéna, servez-le bien, sinon cette fois vous n’échapperez pas à la mort. J’assisterai moi-même à votre exécution.

Touthmôsis sortit avec son escorte et elle jeta un regard sur l’assemblée muette.

— Je rêvais, dit-elle avec nostalgie. Il était impossible de faire autrement. Mais buvons ensemble et accordez-moi votre confiance. J’ai autant besoin de vous que vous avez besoin de moi.

Ils achevèrent la nuit, assemblés autour d’elle, à boire et à converser dans une atmosphère pesante. Lorsqu’enfin le soleil parut à l’horizon, ils l’accompagnèrent au temple pour y célébrer les rites du matin et offrirent un sacrifice, avec elle et pour elle, la reine de l’Égypte.